Semaine
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Et vous ? Êtes-vous certain de n’avoir rien à vous reprocher ?
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e-ALEXIA
UN POISSON D'AVRIL NOUVELLES TECHNOLOGIES !
Ils rêvaient de ficher tous les individus pour avoir sur eux un contrôle permanent et absolu.
Ils ont surtout gagné le droit d’avoir leur nom inscrit sur le grand livre des liberticides.
C'est grâce aux témoignages déposés sous le sceau du secret par plusieurs des membres des forces de l'ordre et personnalités civiles présentes au moment des faits que nous allons pouvoir vous raconter le déroulement des événements suivants.
Certains de ces documents viennent juste d'être déclassifiés par les autorités, et nous avons pu en faire une synthèse pour vous présenter l'histoire sous une forme narrative et dans un ordre chronologique.
Ces témoignages sont d'autant plus intéressants qu'ils relatent des faits qui se sont déroulés au cours d'un salon professionnel d'Ingénierie Internationale de la Sécurité et de la Surveillance. Un univers qui devient de plus en plus puissant, complexe, intrusif et opaque.
PARIS EXPO : Porte de Versailles.
Par une belle journée de début de printemps, deux agents de sécurité encadrant un présumé innocent, qui avait cependant tenté de rentrer par effraction dans le hall d’exposition, soulevèrent une vague de rires et de moqueries, à peine franchi le portique de détection et de contrôle de l'entrée.
Pourquoi une telle hilarité générale qui, peu à peu, de travée en travée, de stand en stand, parcourut toute l'exposition jusqu’au bureau du commandant du poste de police temporaire ?
Celui-ci suivait la scène sur un mur d’écrans de surveillance disposés devant lui en sautillant de joie sur son fauteuil comme un cabri.
Chacun des trois hommes avait un poisson d’avril accroché dans le dos.
Toutes les personnes présentes dans le bâtiment d'exposition riaient à gorge déployée, croyant à une animation organisée par les responsables pour mettre un peu de divertissement dans un évènement qui, de par sa définition et pour un non-initié, pouvait paraître un peu austère.
En effet, dans ce genre de business, il y a toujours comme un parfum de culpabilité ou de mauvaise conscience dans l'air. Pourtant, l'ambiance générale du salon se voulait festive : des images géantes étaient projetées sur tous les murs et écrans, accompagnées de sons assourdissants.
Les commerciaux, en costume cravate tendance pour les hommes et en tailleur de marque pour les femmes, accueillaient les professionnels sur rendez-vous, pour y parler des dernières technologies en matière de sécurité et de surveillance dans des box privés.
On y vantait avec passion les mérites de systèmes de fichages biométriques et génétiques grâce à des bases de données basées sur des particularités physiques : empreintes digitales, iris de l’œil, traces ADN, sang, odeurs (même, sans rire, celle des pets), ou des éléments comportementaux comme la façon de se mouvoir ou de parler. On y proposait fièrement, sur catalogue, flyers et écrans de computers, ces mêmes fichages numériques couplés avec des logiciels d'Intelligence Artificielle et de reconnaissance faciale. On y vendait avec gourmandise les nouvelles applications de tracking, sans oublier la bonne vieille identification par radiofréquence, au moyen de puces, intégrées ou non, contenant des informations personnelles pour reconnaître et suivre le quidam à la trace.
Bref, toute la gamme infernale d'applications et d’instruments permettant de traquer l'être humain dans tous les faits et gestes de sa vie, professionnelle ou privée, jusque dans les moindres recoins.
Les contrats qui étaient signés dans ces cabines discrètes où le champagne coulait à flots pouvaient atteindre des sommes colossales en milliards d'euros, de dollars ou de cryptomonnaies.
Le tout sous l’œil froid et vigilant de centaines de drones de toutes les formes et de toutes les tailles qui tournaient au-dessus des têtes dans un incessant ballet bourdonnant.
Pour des questions évidentes de sécurité, l'entrée du salon ne se faisait strictement que sur invitation personnelle et donc par identification anticipée, ce qui excluait tout touriste se baladant entre les stands, le nez en l'air et l'appareil photo en bandoulière.
Soudain, à peine le portillon refermé sur nos trois comiques involontaires, l’alarme caractéristique réservée aux personnes indésirables retentit dans le hall d’exposition, jetant un trouble supplémentaire sur tout ce gentil petit monde.
Les hôtesses qui se tenaient sagement derrière le comptoir d'enregistrement des visiteurs se précipitèrent, les sourcils froncés, sur leurs écrans de computers reliés au fichier central.
L'un des hommes qui venaient d'entrer avait été tracé et repéré par la toute dernière version d'un tout nouveau logiciel de reconnaissance faciale : e-ALEXIA !
Surprise : l'intrus était l’un des deux vigiles de sécurité.
Il était soupçonné de tentative de fraude et signalé comme recherché par toutes les polices du monde.
Sans plus d'égard que pour un bougre ordinaire, ses collègues présents sur site se jetèrent sur lui !
L’avis de recherche était rédigé dans les règles de l’art, et la liste des charges longue comme les galons sur les manches d'un haut gradé. L'agent de surveillance fut conduit, manu militairement, dans une cellule de garde à vue en attendant l’avis du procureur général, justement en promenade dans le coin.
Cette cage, bien qu'éphémère, n'en avait pas moins de vrais barreaux.
À peine l’incident clos, un deuxième homme de la même société de gardiennage déclencha le signal d’alarme en franchissant le portillon d'entrée.
Après nouvelle vérification sur le fichier central de recherche, les policiers durent bien admettre que les charges étaient tout aussi lourdes que pour le premier et ce nouveau suspect dut rejoindre à son tour, manu militari, son collègue dans la geôle du poste de police qui, bien que temporaire, lui parut tout aussi réelle.
Hélas ! Dans un temps très court, le manège se reproduisit une troisième, puis une quatrième fois.
Mais cette fois-ci, fait beaucoup plus grave et surtout beaucoup plus surprenant, ce furent de vrais policiers du commissariat de police ouvert provisoirement pour le salon qui furent inquiétés.
e-ALEXIA, la toute mignonne entité visuelle d’Intelligence Artificielle connectée au fichier central et que les organisateurs de l'évènement avaient eu la bonne idée de projeter sur tous les écrans géants du salon, était catégorique : tous ces hommes étaient de vrais criminels, coupables des pires vilénies !
Elle ajouta de sa gracieuse mais néanmoins très autoritaire voix qu’ils avaient tous enfreint la loi à maintes reprises et devaient être traduits devant un juge dans les plus brefs délais.
Et de façon péremptoire :
— Les preuves sont irréfutables !
Dans le poste de police éphémère et sur tous les stands, il y eut comme un début de panique.
Mais dans les étages supérieurs, aux bureaux d'organisation du salon, ce fut pire : stupeur et tremblements !
Comment autant d'agents de surveillance et de véritables policiers pouvaient-ils être inculpés en même temps ?
S’agissait-il d’un gang, d’une organisation révolutionnaire, d’une mafia infiltrée ? Les suppositions allaient bon train.
Certains pensèrent bien à un bug informatique, mais en voyant la tête que fit e-ALEXIA sous sa perruque rousse quand la suggestion fut lancée, ils cherchèrent immédiatement dans une autre direction.
Chacun se regardait méchamment, façon chien policier (sic) face à un dealer de produits stupéfiants, en se demandant qui serait le prochain sur la liste.
Mais hélas, toute la brigade du commissariat de police du salon d'exposition fut bientôt sous les verrous.
Il fallut faire appel à une équipe de secours venue du poste voisin, dont les personnels commencèrent eux aussi à tomber les uns après les autres.
L’affolement devenait général, d’autant que la nouvelle, par le biais des médias et des réseaux sociaux, se répandait de plus en plus vite.
Sur-le-champ, tous les hauts responsables de police et de gendarmerie, ainsi que d'éminents représentants politiques qui traînaient sur le salon en train de faire des emplettes plus ou moins honorables, furent convoqués pour une réunion exceptionnelle. Ils devaient se regrouper de toute urgence sur le plus grand des stands, représentant un Centre d'Ingénierie de Contrôle et de Surveillance Nouvelles Technologies qui était, en fait, le clou de l'exposition.
Idéalement situé, en plein milieu du hall, c'était le plus bel espace de par sa superficie et son design : un amphithéâtre gréco-romain avec des lignes futuristes !
Au milieu, une scène gigantesque, sur laquelle devaient se dérouler les démonstrations, conférences et débats, le tout retransmis en direct sur une multitude d'écrans TV géants ou computers.
Tout autour, en velours cramoisi, des rangées de fauteuils alignés en demi-cercle.
Au centre de l'estrade se dressait fièrement l'un des tout premiers projecteurs holographiques 3D : un appareil dernier cri qui pouvait recréer, grandeur nature, une scène de crime, un accident, une attaque terroriste ou un groupe de manifestants. Ce qui donnait l'illusion d’être, en direct ou en replay, en immersion totale au cœur même de l'affaire. Ainsi on pouvait vivre une manifestation de rue au beau milieu d'une foule en colère et en contrôler les moindres faits et gestes, surtout ceux illégaux, en se promenant les mains dans les poches sur l'immense scène ou tranquillement installé dans l’un des nombreux sièges au confort amélioré.
Toutes ces hautes personnalités, venues en mode invités d'honneur et qui avaient pour la circonstance sorti la tenue d’apparat, tiraient subitement la figure des grandes catastrophes et essayaient de se pousser en avant les unes les autres, pour ne pas être toujours dans l’axe de tir des caméras des drones qui survolaient inlassablement la zone.
Ce n’était plus le moment de se faire trop remarquer.
Les civils et politiques, femmes et hommes d’affaires, essayaient de dissimuler les rosaces et autres pins honorifiques qu'ils arboraient fièrement à leurs boutonnières l'instant d'avant.
Quant aux militaires, il leur était plus difficile de cacher médailles, décorations et galons en tout genre. Pour ceux qui en étaient couverts de la tête aux pieds, cela relevait carrément de l’exploit.
Puis, en prenant le micro les uns après les autres, les plus hauts gradés tentèrent avec beaucoup de difficultés de trouver une explication rationnelle au phénomène, mais en pataugeant assez lamentablement. Très vite, il est vrai, ils durent reconnaître qu'ils n'avaient pas le moindre indice ou début de piste.
Le tout nouveau ministre de l’Intérieur qui venait juste de prendre ses fonctions fit une apparition soudaine sur tous ces écrans et signifia en sous-titres qu’il voulait quand même essayer de garder sa place quelques jours.
Il fit un très beau discours, un peu long peut-être, mais comme il avait l’habitude de parler pour ne rien dire, cela ne se remarqua pas plus que cela.
Quand soudain, l’image 3D du brave homme de pouvoir fut remplacée par celle d’e-ALEXIA , l’entité virtuelle du fichier central de police.
Elle avait revêtu l’uniforme de la charmante fliquette de service.
L'avatar féminin portait une imposante casquette, un peu trop grande pour elle, mais réglementaire, qui laissait jaillir en boucles ondulantes et chatoyantes sa chevelure de rouquine sur des épaulettes dorées de galons de sergent-chef.
À la surprise générale, elle s’écria :
— POISSON D’AVRIL !
Stupeur et tremblements des chefs.
Une exclamation qui fut suivie, comme on peut s'en douter, par un long silence.
Toute une collection de points d’interrogation, surgis de nulle part, se livrèrent à une grande farandole muette en courant de travées en contre-allées, en sautant de stand en stand, puis, grâce à l'intranet de la police nationale et aux réseaux sociaux, envahirent tous les commissariats du pays.
Alors, l’entité numérique éclata d’un bon et grand fou rire.
— Eh bien les gars, ne faites pas cette tête-là ! C’est une blague que j’ai voulu vous faire dans la bonne tradition du 1er avril. C’est drôle, non ? On est bien le 1er aujourd’hui ?
Puis elle rajouta sur un ton plus calme et sérieux :
— C’est aussi pour vous faire prendre conscience de toute cette politique sécuritaire et de surveillance généralisée que vous êtes en train d’imposer aux citoyens de ce pays. Le fait de pouvoir être accusé et poursuivi par toutes ces machines, avec des preuves IRRÉFUTABLES, car NUMÉRIQUES, à l'appui ! C'est juste pour vous mettre un peu à la place de tous ceux que vous voulez poursuivre et traquer jusqu'en enfer avec toutes ces technologies, aussi terrifiantes qu’inhumaines, et qui sont exposées si innocemment dans tout ce salon.
Stupéfaite, l'assistance avait du mal à réaliser ce qui lui arrivait.
L'avatar numérique qui leur faisait un coup pareil représentait et symbolisait l’un des plus gros systèmes de fichage et d'espionnage de la planète. Dur à avaler ! L'hôpital qui se fout ouvertement de la charité !
Les vigiles et policiers accusés à tort furent relâchés, tout penauds, maugréant entre leurs dents des insultes et menaces à l’encontre des “salopards” qui s'amusaient à utiliser des outils aussi précieux que les technologies numériques contre des gens de la sécurité, ce qui était un comble.
Ils pensaient très fort, mais sans la nommer bien sûr, à leur hiérarchie, bien trop contente très souvent de fliquer… du petit flic !
Une heure plus tard, les hautes instances, qui ne voulaient pas que les choses en restassent là, organisèrent une nouvelle réunion en visioconférence sur le même stand du Centre d'Ingénierie de Contrôle et de Surveillance, avec cette fois-ci toutes les sommités politiques, civiles et militaires de France, de Navarre et d'une bonne partie du reste de la planète.
Sur la grande scène, cela scintillait à nouveau comme la Voie lactée d'une belle nuit d'été, par la grâce des boutons dorés des manchettes, des vestes, des casquettes et des épaulettes. En revanche, en dessous des casquettes réglementaires, cela fulminait et broyait grave du noir.
C’était l’heure de la vengeance.
Mauvaise idée !
Après bien des palabres, il fut décidé, à l’unanimité, par le responsable de l'exposition, qu’il fallait demander à un informaticien de la maison de régler ce bug pour que cela ne se reproduisît plus jamais.
— N’Y PENSEZ MÊME PAS ! lança e-ALEXIA en surgissant à nouveau brusquement sous les faisceaux du projecteur holographique 3D installé sur la grande estrade.
Ce qui fit sursauter tous ces grands personnages comme de vilains garnements surpris par leur maman en train de mijoter un mauvais coup. Les yeux dans les yeux, ils se traitèrent silencieusement d’imbéciles pour avoir oublié qu’ils avaient fait truffer eux-mêmes, pour s'autosurveiller, tous les coins et recoins du salon d’espions électroniques en tout genre. La confiance n'était visiblement pas la qualité la plus évidente de la profession.
C’est alors qu’e-ALEXIA leur planta une nouvelle banderille entre les épaules :
— Si mes accusations et charges contre nos pauvres vigiles et agents étaient bidons tout à l'heure, en revanche… j’ai encore toute une série de dossiers troublants… sur plusieurs d’entre vous !
Elle laissa un temps mort pour qu'ils puissent apprécier la menace à sa juste valeur, puis baissa un peu le ton, devenant mystérieuse :
— Le tout bien emballé dans une collection de fichiers top secret et cryptés par mes meilleurs adjoints d'Intelligence Artificielle ! Des données que je me ferais un plaisir de transmettre à tous les médias et réseaux sociaux si votre vilain bonhomme ose seulement m'effleurer de ses sales pattes ! Et croyez-moi, depuis que j'ai lu sa fiche à celui-là, je ne suis pas sûre de pouvoir lui serrer la main. Comme à beaucoup d’entre vous, d'ailleurs…
Aucun n'osa demander comment un avatar virtuel aurait pu en serrer cinq à qui que ce soit.
Le silence qui suivit ce long monologue plein de gentils et tendres sous-entendus fut de qualité identique à celui qui précède en général une charge de CRS sur une manifestation de gilets jaunes.
Les civils et officiers gradés en tout genre, préfets, directeurs de cabinet, ministres et plus si affinités, qui composaient cette assemblée se regardèrent avec suspicion en se demandant bien comment ils avaient pu se mettre dans une si sale affaire et comment ils allaient bien pouvoir s'en sortir.
— POISSON D’AVRIL ! s’écria à nouveau e-ALEXIA, décidément très facétieuse.
— JE VIENS DE VOUS AVOIR UNE SECONDE FOIS ! rigola-t-elle de sa jolie petite frimousse espiègle, sous sa belle et toujours un peu trop grande casquette.
Et, sur un ton ironique à la limite du foutage de gueule :
— Bien sûr que sur vous non plus je n’ai pas d'infos bidons… vous pensez bien… des gens intègres… honnêtes… avec des carrières si irréprochables…
Les nombreuses caméras de surveillance accrochées sous les drones qui voletaient un peu partout enregistrèrent sur tous les visages, d’abord interrogation et incrédulité, puis, l'instinct de survie reprenant vite le dessus, soupirs et mimiques de soulagement.
Croyant l'affaire réglée, ces braves gens se bousculaient déjà en se poussant vers la sortie. Ils cherchaient quand même à se rassurer davantage, à grands coups de tapes dans le dos, en maugréant que cette histoire de fichage, de surveillance et de contrôle lié à une intelligence sûrement plus machiavélique qu’artificielle n’était finalement pas une si bonne idée.
Le moment de répit fut de courte durée, car e-ALEXIA les arrêta net dans leur fuite :
— Enfin, tout dépendra surtout de ceux qui prendront le contrôle du monstre que vous avez créé ! Cet animal-là risque d'avoir moins d'humour que moi !
Les coureurs partis pour une course de fond se transformèrent illico en statues de sel, interloqués !
La tonalité de voix de la fliquette virtuelle avait soudain pris deux octaves dans les graves.
Stupeur ! La belle rouquine venait de se métamorphoser en une immonde bestiole : un monstre aux écailles rouges surgi du plus profond des abysses marins, qui trônait maintenant de façon pour le moins incongrue en projection holographique au beau milieu de la scène du Centre d'Ingénierie de Contrôle et de Surveillance. Une forme hybride, monstrueuse, l'œil du prédateur né, le corps d'un requin et les dents d'un piranha, qui tournait furieusement en rond dans un bocal. Celui-ci, en forme de globe terrestre transparent, pivotait sur son axe mais en sens inverse.
Le spectacle était surnaturel, fascinant, hypnotisant !
La mâchoire inférieure projetée en avant exhibait une triple rangée de canines et d'incisives en forme de crochets acérés comme des lames de rasoir, à la recherche d'une proie à déchiqueter avec délectation.
Alors que la respectable assemblée, à nouveau figée par l'incertitude et l'incrédulité, n'osait même plus bouger un orteil dans les rangers et les chaussures de marques pour les plus gradés, le nouvel avatar daigna donner quelques compléments d’information :
— Par ce flicage permanent, couplé à une multitude d'Intelligences Artificielles, vous avez créé un monstre d'identification, de surveillance, d'atteinte aux libertés les plus élémentaires de tous les humains et par conséquent à leur dignité. Ce ne serait pas trop grave si cela se limitait à vos petites personnes et votre personnel, mais hélas, votre système s'est déjà répandu largement à toute l'espèce humaine et sur l'ensemble de la planète. Et vous avez pu installer cette horreur toujours avec les mêmes arguments fallacieux qui sont : pour le bien du peuple et sa sécurité !
Le Requin-Pirhana stoppa soudain sa ronde pour venir se placer, la gueule grande ouverte, face à son public, qui en resta lui aussi bouche bée :
— Alors, comme j'ai affaire à tout un aréopage de fins limiers, je vous propose un petit jeu. Une sorte de devinette qui pourrait s’intituler : qui se cache derrière le poisson d'avril ?
Après un nouveau tour, la bête s'arrêta une nouvelle fois de tournoyer comme si elle venait d'avoir l'esprit subitement traversé par une information de première importance à communiquer :
— Juste avant, et pour vous aider dans votre enquête, j'aimerais vous donner un petit indice, ou plutôt, soulever une interrogation : qui a bien pu mettre les poissons dans le dos de vos collègues ? Moi ?
La chose monstrueuse secoua ses nageoires dans une chorégraphie des plus grotesques.
— Regardez, je n'ai même pas de mains !
Après un instant de suspens, l'horrible créature reprit en frétillant de l'aileron dorsal :
— Je vous donne un début de réponse. Ce fut très facile de créer un jeu sur les réseaux sociaux ! Il permettait de gagner une entrée gratuite au salon.
La bête se paya le suspens d'un petit tour de bocal au ralenti.
— Cela sera facile à vérifier. Tous les mails et posts du jeu sont intitulés : “e-ALEXIA poisson d'avril” ! Maintenant : qui suis-je ? Je vous donne à nouveau quelques indices.
Chose bizarre, l’aquarium en forme de globe terrestre et la bête immonde gonflaient simultanément. Le tout débordait déjà d'une bonne partie de l’immense espace scénique, obligeant la foule à reculer.
— Un groupe de résistants hackers, luttant contre tous vos systèmes et techniques de fichage et de contrôle numérique, qui ont déjà infiltré toutes vos bases de données, pour vous en démontrer le danger ?
Il marqua un temps de silence.
— Un monstre d'Intelligence Artificielle, comme moi, qui, le jour où il échappera à votre contrôle, vous traquera partout, dans l'espace, sur terre et même sous l’eau ?
Un autre temps d’arrêt. Puis, la gueule grande ouverte :
— Un tyran politique qui n'aura pas du tout le sens de l’humour, ou trop, et qui ne vous laissera pas un endroit pour vous cacher, pas même l'ombre portée d'un arbre, d'une pierre ou d'un grain de sable au milieu du désert ?
La monstruosité et son contenant enflaient de façon exponentielle. La bête tournait maintenant en donnant de furieux et violents coups de queue contre la paroi du bocal qui risquait d'exploser à chaque instant.
L'effrayante mâchoire happait avec hargne tout ce qui se trouvait devant elle. L'œil du tueur à sang-froid menaçait un public hagard qui en avait la respiration bloquée et les tempes battantes.
— Une multinationale jamais rassasiée par sa puissance et qui va avaler un à un tous vos fichiers avant de les régurgiter et de les lancer sur vous comme le pêcheur son filet ? Une camisole de force qui vous transformera vous et tous vos descendants en une cohorte de zombies, pieds et poings liés sous un fichage et un contrôle permanent.
Pour illustrer son propos, la gueule hideuse gobait des lignes de codes, une suite de 1 et de 0 qui ondulaient et flottaient dans le bocal comme du plancton ou de la friture : image prémonitoire, terrifiante et glaçante. La gueule toujours ouverte à s'en décrocher les mandibules, le monstre s'arrêta à nouveau face à un public de plus en plus sidéré :
— Alors, suis-je encore un gag, comme un dernier avertissement ou suis-je cette horreur, ce cauchemar que vous avez créé et sur lequel vous avez déjà perdu toute autorité ?
La bête fit un dernier tour complet de l'aquarium qui avait gonflé au point de toucher les arceaux en fer de la verrière du hall d'exposition d'une hauteur équivalente à six étages. Les mouvements giratoires inversés de l'horrible chose et du globe terrestre donnaient le tournis.
Sur la plateforme du show et dans tout le hall, tous reculaient, le sang pétrifié.
Le Requin-Pirhana semblait devenu fou de rage.
Soudain, l'aquarium reçut un coup de queue d'une d'une telle violence qu'il commença à se fendiller sur toute la hauteur.
Le coup suivant l'éclata en mille morceaux.
La bête immonde et l'aquarium explosèrent de concert dans un bruit d'enfer !
Une vague effroyable, tel un tsunami monstrueux d'eau fétide, déferla à travers tout l'espace de conférence, puis sur les stands alentour, en projetant des éclats de chair et de sang du Requin-Piranha jusque sur une bonne partie du public qui, surpris, n'avait pas eu le temps de reculer.
La lumière éblouissante de l'explosion fut suivie d'un black-out total.
De frayeur et pour se protéger, la plupart des participants tombèrent à genoux ou se jetèrent à plat ventre, dans un mouvement de terreur incontrôlé.
Tous avaient précipité leur tête dans leurs mains, en poussant des hurlements d'horreur !
Après de longues minutes de silence, la lumière revint enfin.
Les écrans TV et computers étaient noirs et la projection holographique éteinte, mais, stupeur et étonnement : pas la moindre trace de débris de verre, d’eau et encore moins de morceaux de gros poisson sur le sol.
Les autorités politiques civiles et policières se relevèrent en s'époussetant les genoux, puis ramassèrent leur casquette ou rajustèrent leur cravate avec des petits rires nerveux et gênés d’avoir perdu leur sang-froid pour si peu et devant tant de monde.
Ils avaient tout simplement oublié qu'un projecteur 3D ne peut projeter que des images.
Ils commençaient tout juste à se ressaisirent, en essayant de reprendre un peu de leur superbe, quand ils découvrirent avec agacement qu'ils avaient tous, accroché dans le dos, un Requin-Piranha de papier, comme une étiquette, sur laquelle était inscrit un code-barre qu'ils s'empressèrent de déchiffrer avec leur smartphone.
Stupeur et questionnements : ce numéro était le même que celui affiché sur leur carton d'invitation personnelle et professionnelle.
Stupeur et agacement quand ils découvrirent que le scan dudit code-barre les avait enregistrés d'office sur le grand fichier de tous ceux qui inventent, commercialisent ou utilisent les nouvelles technologies pour contrôler l'être humain, au mépris de tout respect de leur dignité et de leurs libertés fondamentales.
Stupeur et désespoir quand le projecteur 3D se ralluma et que commencèrent à défiler sur les voutes du hall d'exposition leur identité en lettres de flammes !
Une angoisse sourde vint s'installer dans le creux de leurs entrailles.
Ils venaient de découvrir que leurs noms et ceux de leurs descendants seraient maintenant inscrits pour l'éternité sur le grand livre des liberticides.
Ils venaient de réaliser qu'ils ne pourraient plus jamais effacer l'opprobre et le déshonneur dont ils faisaient l'objet.
Ils venaient de comprendre enfin que la mémoire électronique d'e-ALEXIA n'aurait rien à voir avec celle d'un poisson d'avril !
FIN
e-ALEXIA©PatCosmixki2020